Les recherches en sciences sociales se sont multipliées au sujet des jardins partagés ces dernières années sur une question en particulier : est-ce que les jardins permettent à des personnes de milieux sociaux différents de se rencontrer et d’échanger ? L’une des motivations affichées des porteurs de projets en agriculture urbaine – qu’il s’agisse de collectivités, d’associations ou autres – est de fédérer autour d’un même lieu des voisins qui ne se connaissent pas et qui diffèrent les uns des autres par leurs revenus, leurs classes d’âge, leurs genres, leurs origines ethniques, leurs opinions politiques… L’objectif est donc de créer un brassage diversifié, où des individus aux profils sociaux hétérogènes cohabitent et portent un projet collectivement. La pertinence de cette approche fait pourtant débat, certains observateurs mettant en doute la possibilité de créer une véritable mixité sociale, pressentant que ces projets seront toujours accaparés par les catégories sociales dites dominantes, communément désignées comme les « bobos » du quartier.
En tant que chargée de projets d’agriculture urbaine pour la Ville de Gennevilliers et ayant travaillé auprès d’autres collectivités depuis plusieurs années à ce sujet, je me suis fait un avis personnel sur la question et ai mis au point une méthodologie de projet que je souhaite partager. La conclusion que je retire du terrain est la suivante : oui, les jardins partagés peuvent être vecteurs de mixité sociale mais si tel est le but recherché, il y a un certain nombre de facteurs à prendre en compte, tant dans la conception que dans le suivi du projet, et des écueils à éviter. Et même lorsque l’on suit une méthode rigoureuse, il arrive que les processus classiques de communautarisme ou de domination sociale prennent le pas sur le projet.
La méthode que je vais décrire ici peut donc intéresser en particulier les chargés de projet en collectivités, associations ou entreprises, qui développent des jardins partagés. J’ai bien en tête que cette recette de projet ne se suffit pas à elle-même et qu’il s’agit d’un outil évolutif qui subira des adaptations et des modifications en fonction des contextes locaux. C’est pourquoi je suis également preneuse de retours d’expériences d’autres chargés de projets également : n’hésitez pas à commenter en fin d’article !
Pour bien commencer, le diagnostic territorial
Le premier facteur à prendre en compte lors de la conception du projet est l’emplacement du futur jardin partagé. Deux cas de figure sont possibles : soit le lieu est déjà imposé et il va falloir faire un diagnostic territorial du quartier dans lequel il se trouve, soit il faut choisir un emplacement et le diagnostic territorial sera à faire pour les trois ou quatre sites possibles afin de déterminer lequel est le plus approprié. Quoi qu’il en soit, je trouve indispensable de commencer par ce diagnostic qui permet de connaître le contexte géographique, social, économique dans lequel s’inscrira le jardin et donc quelles opportunités ou difficultés ce projet représentera en termes de mixité sociale.
Voici les éléments à prendre en compte lors de son diagnostic :
- Les types d’habitats : est-ce que le quartier est plutôt pavillonnaire, ou est-ce qu’il est au contraire composé d’immeubles ou de grands ensembles ? Quand l’objectif est bien de favoriser la mixité sociale, l’idéal est de choisir un emplacement à la croisée d’une zone pavillonnaire et de logements collectifs.
- L’activité économique : est-ce un quartier commerçant ? Y a-t-il des entreprises et des bureaux ? Les usagers du projet peuvent aussi inclure des non-résidents du quartier, un public qui pourra s’investir dans le jardin par exemple sur l’heure du déjeuner ou le soir. Cela sera à prendre en compte lors de la prochaine étape de la concertation publique, où il s’agira de convier tous les potentiels volontaires.
- La vie de quartier : est-ce que l’emplacement est situé sur une rue passante ? Y a-t-il du monde dans le quartier aux différentes heures de la journée ? Observer la vie de quartier permet d’évaluer si les usagers sont disponibles sur différentes tranches horaires, ce qui pourra servir lorsqu’il faudra s’investir au jardin. L’ouverture sur le quartier sera également plus facile s’il y a du passage et que le jardin est bien visible depuis la rue. Est-ce que le quartier compte une école, un EHPAD ou une autre structure qu’il serait intéressant d’associer au projet ? Rien n’empêche d’aller d’ores et déjà rencontrer les acteurs du quartier pour les sonder et envisager une future collaboration au jardin.
Cette liste est bien sûr non exhaustive, mais elle permet d’évaluer dès la conception du jardin les points forts et les difficultés que le projet pourra rencontrer ou de choisir un emplacement qui favorisera la rencontre d’individus aux profils diversifiés dans le jardin partagé.
Exemple de diagnostic territorial : recherche d’un emplacement idéal pour le jardin partagé du quartier du Fossé-de-l’Aumône à Gennevilliers
Pour illustrer cette méthode du diagnostic territorial, voici celui que j’ai mené dans le cadre de mes missions pour la Ville de Gennevilliers lorsqu’il a fallu choisir un emplacement pour le jardin partagé du quartier du Fossé-de-l’Aumône à partir d’une photographie aérienne.
Avec ces éléments, je suis en mesure de délimiter une zone d’emplacement idéale pour l’installation d’un jardin partagé : il s’agit du centre du quartier qui se situe à l’interface des grands ensembles et de la zone pavillonnaire, à proximité de l’ESAT, sur un axe piéton mais à proximité de routes passantes.
Heureusement pour le projet, un terrain appartenant au patrimoine de la Ville de Gennevilliers se trouvait précisément au sein de cette zone. C’est donc cette friche qui a été aménagée en jardin partagé en concertation avec les habitants du quartier. Le projet bénéficie aujourd’hui d’une mixité sociale intéressante et dynamique.
La constitution d’un groupe hétérogène
Une fois le lieu choisi, il s’agit de faire émerger un premier groupe de volontaires qui souhaitent s’investir dans le futur jardin partagé. Cette étape est cruciale car même si le groupe sera destiné à évoluer par la suite, les premiers rendez-vous de travail constituent souvent des rencontres entre voisins qui ne se connaissent que de vue et qui vont devoir apprendre à gérer ce lieu ensemble.
On commence traditionnellement par organiser une réunion publique, à laquelle on convie tous les potentiels intéressés : habitants, salariés, structures locales, etc. Même si le rendez-vous de la réunion publique est diffusé le plus largement possible (email, affichage, éventuellement courriers ou appels), il faut d’abord avoir en tête que tous les types de publics ne viendront pas à cette première réunion. D’abord parce que tout le monde n’est pas disponible pour y assister, mais aussi parce que se sentir légitime pour venir et donner son avis peut s’avérer difficile pour certains. En parallèle de l’organisation de réunions, il existe d’autres types de méthodes pour attirer des publics plus diversifiés aux concertations publiques, comme celle de la déambulation que j’ai décrite dans un article précédent. Si le projet s’adresse aussi aux non-résidents du quartier, il faudra penser à diffuser l’information des concertations aux commerçants et salariés du quartier.
Lors de ces premières rencontres, quelques personnes se montrent intéressées pour s’investir dans le projet. Leurs motivations varient : jardiner sur leur temps libre, s’alimenter plus sainement, participer à un projet collectif et sortir de son isolement, amener leurs enfants à être davantage en contact avec la nature… Le grand atout des jardins partagés est justement qu’ils attirent spontanément des profils sociaux différents aux attentes hétéroclites, et c’est cette diversité que l’on va tâcher de conserver tout au long de la vie du projet. Parmi les personnes présentes aux concertations publiques, un noyau de 4 ou 5 personnes motivées va se détacher et constituera la base du groupe avec lequel il va falloir poser les bases du futur jardin partagé. C’est à ce moment décisif du projet que les règles de vie au jardin sont fixées : le chef de projet doit guider le groupe vers un idéal commun de partage et d’accueil de tous les publics, dans un esprit de mixité sociale. Pour cela, il explique le principe du jardin partagé (en opposition aux jardins familiaux ou ouvriers par exemple), il insiste sur le fait que les participants ne seront pas de simples voisins mais porteront ce projet et feront vivre le lieu ensemble. Le chef de projet peut ensuite proposer aux participants de se fixer des objectifs communs et de travailler ensemble sur le plan du jardin comme expliqué en détails dans cet article.
A ce stade, je vois deux points de vigilance :
- lorsque des personnes influentes ou très au fait des actions de quartier font partie du groupe (élus locaux, agents municipaux…), il est nécessaire de veiller à la bonne répartition de la parole et des prises de décision dans le groupe. Le chef de projet a pour charge de bien cadrer les temps de réunions et de garantir que toutes les personnes présentes ont leur mot à dire concernant l’organisation du jardin.
- les quelques personnes appartenant au noyau de base vont spontanément convier leurs amis et voisins : il faut rester attentif à conserver la diversité des profils sociaux et veiller à ce que le jardin ne réunisse pas simplement une bande de copains qui exclura progressivement les autres. Le chef de projet doit continuer à organiser des temps publics pour faire connaître le jardin et proposer au voisinage d’y adhérer, même après la constitution d’un premier petit groupe. Il doit également veiller à ce que l’adhésion au projet passe toujours par la signature d’un règlement intérieur, ce qui lui permet de garder le fil des inscriptions. Concernant les documents de cadrage à mettre en place dans le jardin partagé dès le démarrage, voir cet article plus détaillé sur le sujet.
Quand le groupe gagne en autonomie, un juste équilibre à trouver dans l’accompagnement du projet
Le projet est lancé, ça y est, les usagers ont pris part à la conception du jardin, en ont suivi l’aménagement, se sont vus déléguer la gestion du lieu et s’y sont installés pour jardiner collectivement et partager de beaux moments (voir ma série d’articles qui présente une méthode d’aménagement des jardins partagés pas à pas). Au fil des mois et des années, le groupe va évoluer : certains vont partir, de nouveaux participants vont se greffer… Cela fait partie de la vie du projet et c’est positif car de nouvelles dynamiques peuvent ainsi émerger au fil de la vie du jardin. Dans un premier temps le chef de projet pourra suivre les départs et les arrivées en faisant signer le règlement intérieur et en rencontrant les nouvelles têtes, et petit à petit le groupe prendra le relais, en particulier s’il se constitue en association.
Attention toutefois aux mécanismes classiques d’exclusion et d’auto-exclusion qui peuvent se mettre en place. Il se peut qu’une personne (ou un groupe de personnes) commence à imposer sa loi et ses façons de faire par exemple en aménageant le jardin à sa façon sans demander l’avis des autres participants, en ne respectant pas les règles de vie et d’usage du jardin, en critiquant le travail fait par les autres, en organisant des événements au jardin sans convier certains membres… Il faut souvent réussir à voir cela comme un processus beaucoup plus large de domination sociale : ce sont des personnes issues de classes sociales dites dominantes sur les plans économiques et socio-culturels qui se sentent suffisamment légitimes pour imposer leur vision des choses au jardin. Cet écueil est à la fois le plus difficile à éviter pour le chef de projet et le plus néfaste car il aboutit à des situations de conflits permanents et au départ de participants qui ne parviennent pas à se faire entendre et qui se résignent à quitter le projet de jardin. La meilleure manière d’éviter cette situation reste d’assurer un suivi tout au long du projet en organisant des rencontres régulières avec tous les membres du jardin et parfois arbitrer certains conflits.
Bien sûr, le chef de projet n’est pas tout-puissant et ne maîtrise pas toutes les interactions sociales qui se déroulent au jardin. Il m’est arrivé de constater que malgré mes efforts, la dynamique d’un projet de jardin partagé que j’avais accompagné restait toujours la même : un petit groupe de quelques personnes dominantes faisait sa loi au jardin au détriment de toutes les autres qui souhaitaient se greffer au projet, moins confortables socialement et économiquement que les premières. Il arrive donc de ne pas parvenir à maintenir l’objectif de mixité sociale et d’entente au jardin. Il peut être sage dans ces cas-là d’étudier la pertinence du projet et de prendre des mesures radicales, comme la fermeture du jardin.
Plus le groupe gagne en autonomie, plus le risque qu’il se ferme à l’adhésion de nouveaux participants est grand. Le rôle du chef de projet devient alors d’entretenir une dynamique d’ouverture du jardin en aidant à l’organisation de portes ouvertes et d’événements festifs qui invitent les voisins à découvrir le lieu et à leur donner l’opportunité de s’investir eux aussi dans le projet. Si le chef de projet assure le suivi de plusieurs jardins partagés, il peut aussi être intéressant de les mettre en réseau notamment lors de trocs de graines, de plants, d’ateliers d’échange de savoirs…
Faire le bilan
Lorsque le groupe est autonome, que ce soit 6 mois, 1 an, 5 ans après la création du jardin, je trouve intéressant de faire un bilan : a-t-on atteint l’objectif de mixité sociale ? C’est-à-dire : le jardin partagé accueille-t-il des publics diversifiés autant par leurs âges, leurs genres, leurs niveaux de revenus, leurs origines ethniques, leurs provenances socio-culturelles ? A-t-il permis l’émergence de discussions et de débats sur des sujets de société, a-t-il favorisé des pratiques de collaboration et d’entraide ? Les projets de jardins partagés peuvent être de formidables outils pour favoriser le dialogue entre des individus de milieux sociaux très divers.
Lorsque le jardin partagé accueille un vrai brassage social, on assiste à des moments inédits d’échange qui ne trouveraient pas leur place autrement. Il est par exemple arrivé lors d’une réunion avec le groupe d’un jardin partagé que s’engage une discussion spontanée sur le port du voile. Un sujet particulièrement difficile à aborder sereinement dans le cadre de réunions publiques formelles ou même dans la vie de tous les jours et pourtant l’ambiance du jardin, le fait que toutes les personnes présentes se connaissent et portent un projet commun ont permis d’ouvrir ce débat sans heurt. Chacun et chacune a pu s’exprimer sur le sujet, les avis différaient mais l’échange était bel et bien au rendez-vous. C’est pour cette raison que je crois en la capacité des jardins partagés de créer une véritable entente sociale de quartier, à condition de garantir l’accueil de toutes et de tous dans le projet.