Les recherches en sciences sociales s’intéressent aujourd’hui à l’agriculture urbaine et à ses effets sur la ville et les citadins. L’une des grandes questions posées par ces travaux est celle de la justice alimentaire : est-ce que l’agriculture urbaine contribue à donner aux individus, quelle que soit leur provenance sociale, le droit de produire, de transformer et de consommer une nourriture saine et bonne ? Si oui, comment les collectivités peuvent-elles utiliser l’agriculture urbaine aux côtés de leurs outils actuels (Plans Alimentaires Territoriaux, etc.) pour garantir une meilleure alimentation pour toutes et tous ?
Cet article relaye notamment les conclusions d’un excellent papier rédigé par les chercheurs américains Megan Horst, Nathan McClintock et Lesli Hoey à ce sujet et qui passe en revue les résultats de toutes les études américaines menées jusqu’à présent sur le lien entre agriculture urbaine et justice alimentaire. Ce travail concerne le contexte nord-américain, mais la plupart des constats des chercheurs sont applicables aux problématiques françaises et européennes.
L’agriculture urbaine et la promesse de manger sain et local
Après avoir écarté le maraîchage des centres-villes puis des ceintures périurbaines, réimplanter l’alimentaire au cœur de la ville fait aujourd’hui sens dans la perspective de manger local et promouvoir les circuits courts. D’un point de vue purement logistique et économique, rapprocher le producteur du consommateur est en effet facilement défendable. Un maraîcher qui s’installe sur les toits d’un immeuble en pleine ville peut ensuite vendre directement sa production au voisinage que ce soit aux particuliers, aux restaurants, à la restauration collective…
Mais qui dit proximité géographique ne dit pas nécessairement accessibilité économique, car tout dépend du prix d’achat : bien que produits à proximité, les fruits et légumes ne seront pas forcément abordables pour toutes les bourses. Cela dépend du projet, du mode de production et de l’objectif du producteur.
Le vrai moyen d’agir en faveur la justice alimentaire avec l’agriculture urbaine, c’est donc de donner la possibilité à toutes les communautés, en particulier les plus précaires, de produire leurs propres aliments. Si le consommateur devient lui-même producteur de son alimentation, on voit que les bénéfices se démultiplient.
D’abord, avoir la possibilité de pouvoir produire soi-même ses fruits et légumes frais contribue de fait à une meilleure justice alimentaire : dans une ville comme Seattle, les citadins qui pratiquent l’agriculture urbaine produisent 30 à 40% de leurs besoins. Cette proportion non négligeable permet aussi aux individus issus de minorités ethniques de cultiver des variétés qu’ils ne pourraient pas trouver à l’achat en grandes surfaces. On retrouve souvent dans les jardins des variétés spécifiques de choux, piments ou légumes-racines qui ne sont pas forcément produites en quantité mais qui ont une valeur symbolique importante. Les travaux menés par Damien Deville montrent également que la production alimentaire en ville permet de survivre dans un contexte de villes en crise : on connaît bien l’exemple de Détroit aux Etats-Unis, mais on peut aussi le constater pour des villes européennes comme Porto ou Alès.
D’autre part, le jardinage a de nombreux effets bénéfiques sur la santé, qu’ils soient directs (activité physique, réduction du stress) ou indirects (réflexion sur la nutrition, évolution du régime alimentaire). Les populations les plus défavorisées étant les plus susceptibles de contracter des maladies liées à la précarité des modes de vie (obésité, diabète), ce volet n’est pas à sous-estimer.
Enfin, les jardins urbains constituent des espaces de lien social intéressants et permettent de développer l’action solidaire : j’avais consacré un article détaillé au sujet de la mixité sociale dans les projets d’agriculture urbaine.
Freins et points de vigilance
L’agriculture urbaine semble donc être un moyen facilement mobilisable pour atteindre l’objectif d’une meilleure justice alimentaire : il suffirait d’aménager des espaces partout dans la ville pour permettre aux uns et aux autres de cultiver leurs fruits et légumes. Mais la réponse à apporter est plus nuancée, car les politiques de développement de l’agriculture urbaine présentent des dérives qu’il faut avoir en tête.
Les chercheurs M. Horst, N. McClintock et L. Hoey font d’abord remarquer que les populations les plus défavorisées, celles qui auraient donc le plus besoin d’accéder à des espaces d’agriculture urbaine pour leur propre subsistance, sont les moins disposées à avoir du temps à y consacrer. Qu’il s’agisse de familles nombreuses, monoparentales ou que leur état de précarité les oblige à cumuler plusieurs emplois, le résultat est le même : ce ne sont pas des contextes qui permettent de consacrer du temps à l’entretien d’un potager.
Les trois chercheurs constatent également que les espaces et les dynamiques d’agriculture urbaine sont rapidement investis par des communautés dites dominantes, blanches et aisées. Ils regrettent d’abord que les emplacements choisis par les aménageurs pour implanter des jardins partagés se trouvent souvent dans des quartiers favorisés plutôt qu’à proximité de grands ensembles, par exemple. Et même lorsque l’emplacement permet l’émergence d’une certaine mixité sociale au sein du jardin partagé, ils constatent que les bureaux des associations qui se constituent autour des projets d’agriculture urbaine sont essentiellement composés de personnes issues des classes dominantes et bénéficient d’un bagage culturel supérieur (connaissance des administrations, du milieu associatif, ayant fait des études universitaires…). L’enjeu est fort aux Etats-Unis puisque les mouvements historiques d’agriculture urbaine ont été portés par les communautés noires et sud-américaines qui se retrouvent aujourd’hui éclipsées par des organisations majoritairement blanches, comme c’est par exemple le cas à Seattle.
Quelle marge de manœuvre pour les collectivités ?
Pour saisir l’opportunité de faire de l’agriculture urbaine un vecteur de justice alimentaire et éviter ces écueils, les auteurs proposent plusieurs pistes de travail à destination des pouvoirs publics. On peut aisément les transposer au contexte français, et en particulier aux collectivités territoriales.
Les premiers conseils donnés par les auteurs à destination des pouvoirs publics concernent la méthode de travail : pour travailler efficacement sur la question de l’agriculture urbaine et favoriser la justice alimentaire, il faut d’abord définir des objectifs clairs et un échéancier qui permettent ensuite de dérouler un plan d’actions à l’échelle du territoire. Il est ajouté que pour mener à bien ce programme, du personnel dédié et à temps plein doit être mis à disposition. Afin de promouvoir les communautés locales, il est également proposé de nommer un comité de pilotage des actions locales en faveur de l’agriculture urbaine, qui comprendrait notamment des représentants d’associations qui connaissent le quartier et les besoins des habitants et qui seraient amenés à valider ou invalider les actions de la collectivité.
En ce qui concerne les terrains mis à disposition, il est nécessaire de faire un inventaire des espaces disponibles et le choix des emplacements doit avant tout cibler les quartiers défavorisés. Les auteurs insistent également sur l’importance de choisir des lieux qui ne seront pas aménagés mais qui pourront rester des espaces sanctuarisés d’agriculture urbaine. L’exemple de la ville de Cleveland est en cela édifiant : depuis 2007, aucun jardin ne peut être aménagé sans faire l’objet d’une décision publique, avec un vote des habitants.
Enfin, les auteurs parlent de l’usage de l’equity lens (littéralement « lentille d’équité » ou « lunettes d’équité ») pour la collectivité. Cela signifie que les personnes en charge de la mise en oeuvre du plan d’action doivent faire l’exercice de ré-envisager chaque action du point de vue des minorités sociales : à qui cette action profite-t-elle vraiment ? Comment faire en sorte qu’elle participe à une meilleure justice alimentaire ? Au-delà de cette proposition formulée par les auteurs, on peut retenir que le travail collaboratif avec tous les services de la collectivité d’une part (y compris ceux de la citoyenneté, de la médiation, etc.) et avec les habitants d’autre part (via les associations locales et les réunions publiques) doivent permettre aux chargés de projets d’agriculture urbaine dans les collectivités de repenser leurs actions.
Il s’agit bien de mettre les communautés locales au cœur du processus de décision : cette méthode de travail est plus longue et plus difficile pour les administrations, mais c’est la seule viable pour accéder à une meilleure justice alimentaire sur leurs territoires.
3 réflexions au sujet de « L’agriculture urbaine et les défis de la justice alimentaire : quelle méthode de travail pour les collectivités ? »
Blog passionnant !!!
Existe t-il une traduction de l’article des chercheurs américains Megan Horst, Nathan McClintock et Lesli Hoey ?
ducornetz
Merci pour votre commentaire Thierry ! Non, il n’en existe pas à ma connaissance, malheureusement.
A bientôt,
Lisa
lisa
C’est enthousiasmant ! On aimerait lancer des jardins partagés dans l’enceinte d’un collège. Auriez-vous de la documentation ou des retours d’expérience dans ce domaine ?
M.AZAN